«On ne peut rien contre ceux qui viennent. Sinon s'enfuir encore plus loin...» 

Jean Raspail

«La mort est notre plus profond souvenir...»

Ernst Jünger

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Robert Laffont, 1979 / 2007

 

QUATRIÈME DE COUVERTURE

COMMENTAIRES EXTRAITS

 

QUATRIEME DE COUVERTURE (1973)

  Maintenant, ils roulent vers le nord. Ils ont quitté la ville juste à temps, avant l'invasion sournoise venue du sud, et dont ils ont été les seuls à percevoir la nature, ne recouvre la cité de son uniformité grise. Trente-cinq compagnons de hasard qu'un même instinct a réunis dans cet antique train jaune et or, superbe relique d'une époque glorieuse de l'histoire du Septentrion. Autour de Kandall, de la belle Clara de Hutte et de Jean Rudeau, il y a des femmes, des enfants, cinq dragons, quatre hussards, deux mécaniciens, un chiffonnier, un prêtre qui sent le soufre, quelques autres encore. Trente-cinq : les hommes du refus, les derniers hommes libres.

Ils roulent vers le nord, à travers forêts et steppes. A travers l'espace et le temps qui s'étirent.

Un jour, ils comprennent qu'ils sont poursuivis. Qui les poursuit? Et pourquoi? Jusqu'à quand brillera au-dessus d'eux l'étoile qui semble les protéger? Échappe-t-on à la multitude anonyme vêtue de gris? 

COMMENTAIRES
D'une éternité à l'autre - Entre deux.
 

Il est parmi l'œuvre romanesque considérable - et très sous-estimée - du Maître contemporain de l'école fantastique américaine, l'écrivain Stephen King, une longue nouvelle intitulée Les Langoliers, dans laquelle est narrée la mésaventure survenue à une poignée de passagers dont l'avion a franchi par mégarde une faille temporelle, les transportant ainsi quelques instants dans le passé. Le monde qu'ils découvrent, lorsque l'appareil finit par se poser à Bangor (Maine) - lieu de résidence de l'écrivain -,  ressemble à s'y méprendre au monde ordinaire, excepté qu'aucune créature vivante ne l'habite, ni hommes ni animaux, que les sons ne s'y répercutent pas, que la nourriture y est dépourvue de toute saveur et qu'aucune odeur ne se diffuse dans l'air ambiant. Monde d'une épouvantable fadeur, en somme, immobile, dans l'attente des fameux Langoliers, créatures fabuleuses, dévoreuses de mondes, qui, à coups de grignotages incessants, font basculer petit à petit ce reliquat de vie passée dans le néant...

Il y a de cela dans le Septentrion de Jean Raspail. Outre le caractère proprement fantastique de l'action, le monde qui y est dépeint n'est pas sans évoquer celui décrit par King dans sa nouvelle, les Langoliers y étant remplacés par une masse humaine grise. Septentrion n'est pas non plus sans évoquer un autre classique de la littérature fantastique, Body Snatchers (L'Invasion des Profanateurs, Denoël, 1994) de Jack Finney, qui raconte comment des extraterrestres, sous la forme, initialement, de grosses cosses, se fondent littéralement dans le corps des êtres humains pour se substituer à eux, transformant ainsi  en étrangers, du jour au lendemain, les plus proches amis, le mari et la femme, les enfants et leurs parents...

«On aurait dit une invasion de cloportes», déclare pour sa part l'un des "survivants" de Septentrion. «A bien les regarder, on les connaissait presque tous. Mais on a subitement trouvé qu'ils avaient de sales gueules. Ça nous a fait un choc! Des copains de régiment! On a essayé de causer, mais on a vite renoncé. Ils nous regardaient par en dessous, sans répondre. Vraiment des têtes de faux frères, et comme ça! sans prévenir! un matin!» (Septentrion, p.92/93)

Bien entendu, Septentrion n'est pas non plus sans faire écho au Camp des Saints, à six années d'intervalles, et, d'un strict point de vue littéraire, il s'agit d'une plus grande réussite, Jean Raspail n'étant jamais aussi bon que lorsqu'il se fait pur conteur et nous embarque dans une épopée aux confins du réel et de l'imaginaire, tandis que ses évocations du présent revêtent souvent un caractère peu crédible, qui frôle la caricature, quand bien même elles se voudraient avant tout métaphoriques - que l'on songe ici, par exemple, aux brèves incursions du présent dans le monde clos sur lui-même, quasi intemporel, des Yeux d'Irène...

Ici, le "présent du monde réel" est tenu à distance par la force des choses, ramené au rang de symbole. On peut donc suivre Jean Raspail sans réserve, dans cette fuite éperdue entre un hier en voie de dissolution et un improbable demain... Car il n'y a pas de lendemains qui chantent chez Jean Raspail. Il n'y en a jamais eu et il n'y en aura jamais. Il n'y a que le voyage pour le voyage; le moment de l'entre-deux, qui, comme nous avons déjà été mentionné par ailleurs (voir Parcours) est le seul vrai monde de l'écrivain, son véritable chez lui. «On ne peut rien contre ceux qui viennent. Sinon s'enfuir encore plus loin...» (Septentrion, p.284)

Dans cette perspective, Septentrion est donc aussi le roman de l'écrivain lui-même - ce n'est évidemment pas un hasard si le narrateur du roman, Jean Rudeau, porte les mêmes initiales de Jean Raspail. Un Jean Raspail qui, après de longues années à patrouiller de par le monde, s'est sédentarisé et se sent probablement, à ce moment précis, un peu à l'étroit dans la France d'alors, comme s'il s'était produit dans sa vie une réitération de la situation qu'il avait connue au début des années 50, peu avant d'entamer son premier grand voyage... Ainsi, à l'instant  de quitter à jamais sa maison, de mettre les voiles, de partir vers l'inconnu, vers le Septentrion, Jean Rudeau note-t-il :  

«Je me sentais gai, léger, rajeuni. Délivré. Maintenant, ils pouvaient venir. Moi aussi, j'avais quelque chose à leur abandonner, comme on se débarrasse d'un vieux pardessus élimé quand arrivent des jours meilleurs. »

Si, avec Le Camp des Saints, Jean Raspail avait en somme signifié son adieu à un monde dans lequel il ne se sentait plus guère à sa place, avec Septentrion, il tourne radicalement la page (l'expression revient à plusieurs reprises sous sa plume), pour s'acheminer vers un ailleurs où il se dérobera aux vains "débats de société":  le mythe. Et ce faisant, il entre pleinement en littérature, sans plus aucun compromis avec l'époque présente.

C'est, si je ne me trompe, la philosophe Simone Weil qui a écrit «Parlez de choses éternelles pour être toujours d'actualité.»

Aussi est-ce de loin, désormais, que Jean Raspail contemplera le Présent, le faisant entrapercevoir à ses personnages, au détour d'une route, comme dans Les Yeux d'Irène, ou à la faveur d'une contemplation empreinte d'une distance pleine de désillusions, comme dans Sire... La rupture est complète, têtue, obstinée, ainsi que la figure d'Antoine de Tounens en portera bientôt témoignage. Quant à l'écrivain Jean Raspail, il suivra désormais sa propre route, sans plus se soucier du reste, dans sa Patagonie à lui, pour ainsi dire. Car le Présent ne coïncide plus avec la Vie, et si la Vie peut encore se laisser embrasser, ce n'est certes plus en la vivant au présent...

La Vie est ailleurs et ne peut plus être rattrapée que dans et par son évocation rêvée, fantasmée.

Ainsi, le voyage de Septentrion se confond-il avec d'autres voyages à venir, chez Raspail - voyages imaginaires, comme seule l'imagination des enfants - et des écrivains - peut en concevoir, transfigurant, par exemple, un vieil omnibus  noir, abandonné au fond des communs, en «théâtre de tous nos rêves» :

«A six, nous nous y prélassions. Nous y passions la moitié de nos journées. C'était un palais ambulant. Ambulant: nous n'arrêtions pas de voyager. Nous traversions la Sibérie au galop, poursuivis par des meutes de loups, l'Amérique infestée d'Indiens ou les tumultes d'une bataille perdue pour porter secours à l'héritier du trône...» (L'île Bleue, p.28)

Et telle sera désormais la substantifique moelle des voyages de Jean Raspail. Voyages convoqués par le rêve, par le désir tragique de rejoindre la Vie, de se fondre de nouveau en elle, par-delà l'improbable horizon qui en marque le terme. Vivre, en somme, en pourchassant la vie qui a fui...

Dans cet ordre d'idée, les voyageurs de Septentrion se confondent donc avec tous ces peuples qui, sans cesse pourchassés, réduits à un tout petit groupe misérable, hors du temps, se sont repliés de plus en plus loin, jusqu'à atteindre le bout du monde - jusqu'à ne plus être que silhouettes qui s'estompent au-delà de la Terre de feu...

© Philippe Hemsen

 

EXTRAITS

Les signes s'accumulaient, sans que nous en percevions, tout au nord du pays, loin de la capitale et de ses clochers dorés, les exactes conséquences.

Nous comprenions vaguement comment, sans savoir réellement pourquoi. Tout allait vite, avec des modifications tangibles dans notre vie de tous les jours, mais rien n'était net. Tout changeait dans le flou, comme si une sorte de guimauve envahissante, poisseuse et tenace, transfusée dans les artères vivantes du pays, gelait les cœurs et les âmes, et aussi les rouages de l'État, les activités de la nation, pétrifiant jusqu'au corps profond de la population. Dans quel but ? On pouvait compter sur les doigts des deux mains ceux qui en étaient à peu près conscients dans notre petite ville, à Saint-Basile, chef-lieu du Septentrion. Tout juste comprenions-nous que s’ avançait rapidement, de façon informe et inexorable, une sorte d'éternité diffé­rente. Rien ne ressemblerait plus à hier, rien ne changerait plus jamais, une fois les choses accomplies, je crois que je tiens le mot clef : cette annonce d'une éternité engendrait chez aucun d'entre nous, non pas tellement la peur, diffuse, impalpable, mais la paralysie. Quand l'homme veut changer l'homme, se substituant au Créateur, qu'il le change et qu'il l'a changé, est-ce qu'on peut, humainement parlant, s'opposer à la marche de cette éternité nouvelle ?

  Au temps de ma jeunesse, tant de pays, sur divers continents, s'étaient enfoncés de cette façon dans la nuit aveuglante des systèmes régénérateurs, chacun y devenant à la fois dictateur et esclave, double nature de l'homme nouveau. Cela n'avait pas toujours été sans mal. On avait vu des nations vêtues de noir s'amputer, pour aller plus vite, d'un tiers de leur population, membre pourri et sacrifié au sauvetage du corps pur. D'autres pays procédaient différemment, sous des drapeaux et des idéologies d'apparence quelquefois contraire, mais avec une seule méthode éprouvée : autopersuasion par contagion. Tels étaient le poids et la force de l'irradiant cerveau collectif qu'il devenait humainement impossible de penser autrement. Et si certains rechignaient à s'y faire, d'autres se chargeaient de leur arracher le cœur pour leur ouvrir les yeux, choisis, ou plutôt volontaires spontanés, parmi les proches, les parents, les amis, les voisins, les confrères, les collègues, les chefs ou les subordonnés, implacables légions. Il en sortait de partout, jusque dans chaque famille, du fond même des lits conjugaux, du tabernacle des églises ou de la tablée quotidienne des petits bistrots de l'amitié. Plus n'était besoin de prisons, d'asiles de redressement, de camps de régénération ou de stimulation collective. A la fin, chacun se jugeait soi-même selon le code unique sans plus solliciter la vigilance des autres, se déclarait coupable et s'enfermait dans sa propre prison intérieure, le cœur et l'âme transformés en cachot nu et lisse d'où le prisonnier volontaire sortait définitivement métamorphosé. Ainsi avaient péri, de nation en nation, le goût de la singularité, la soif des différences fondamentales et jusqu'à la merveilleuse haine qu'engendraient naguère nos bienfaisantes inégalités divines. Quelles que fussent sa race, sa culture et ses origines, le même type d'homme peuplait désormais les deux tiers de la planète et le plus effrayant, c'est qu'il semblait satisfait !

    Au demeurant, du temps qu’il y a mille ans je dévorais Shakespeare, la lecture de chevet de mes vingt ans, et Musset, le Musset dramatique, celui de Lorenzaccio, ce que je relisais avec le plus d’émotion et qui libérait aussitôt le flot de mon imagination, qui me semblait chargé de toutes les promesses tragiques, c’était le grand mouvement des âmes et des hommes déjà tout entier contenu dans la simple énumération des personnages placée au début de l’œuvre, entre le titre et la scène 1 de l’acte I. Je m’y voyais! J’en étais! Pas le héros, bien sûr, ni même aucun des personnages dûment pourvus d’un nom, mais la foule innombrable qui prenait vie en bas de page sur trois ou quatre lignes serrées, souvenez-vous : officiers de la garde, un bouffon, deux fossoyeurs, soldats et courtisanes, messagers, gens de suite, dames de la cour, matelots, un héraut, musiciens, gentilshommes, serviteurs, trois sorcières, un moine, un prélat, un bossu, un lépreux, un orfèvre, deux précepteurs et deux enfants, pages, un banni, un traître, écoliers, domestiques, bourgeois, manants et filles de joie, servantes, un esclave maure, sans oublier le spectre car chacun traîne le sien, mais j’ai tout mélangé et sans doute en ai-je ajouté de mon cru, bref je n’avais que la peine d’y choisir mon emploi. Aujourd’hui nous conviendrons d’une distribution plus modeste mais enfin le principal y est, hussards verts, dragons bleus, officiers de la garde, un prêtre nain, un histrion de castelet, le spectre d’un prince, deux courtisanes, un condottiere, gens du peuple, un prévôt d’armes... Je vous laisse achever la liste de laquelle on retranchera tout de même l’emploi inutile de traître pour y joindre seulement celui d’escrivain, de chantre, de chroniqueur, de scribe, comme on voudra, dans ce domaine comme dans les autres j’ai renoncé à toute ambition et d’ailleurs qui me lira au terme septentrional de mon récit ? Si je donne quelquefois en écrivant l’impression de m’adresser à quelqu’un, qu’on sache que c’est à moi-même que je parle et que j’y entends aussi l’écho de ma vie manquée...