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JEAN RASPAIL & DINO BUZZATI

JEAN RASPAIL & JACQUES PERRET
         Jean Raspail & Jean Giono (1895 - 1970)

BIBLIOGRAPHIE de JEAN GIONO

«Allongé sur ma couchette, dans la cambuse, je repris la lecture du seul livre que j'avais emporté avec moi. C'était aussi le livre de chevet d'un écrivain qui avait enchanté ma jeunesse et qui était déjà mort en ce temps-là : Giono. Ce livre : les Instructions nautiques. Giono, qui ne quittait pas la Provence, avait trouvé un moyen subtil et infaillible pour faire venir la mer. »

Jean RASPAIL, Le Jeu du Roi

 

 

TEXTES DIVERS & ENTRETIENS

 

... Pour tâcher de comprendre ce qui peut lier Jean Raspail et Jean Giono, dont les univers romanesques paraissent à première vue si dissemblables, il y a d'abord un titre: Un roi sans divertissement... Et puis, surtout, il y a un singulier récit de Jean Giono qui, pour être sans doute moins connu que ses grands romans, ne se situe pas moins au cœur de son oeuvre : Fragments d'un paradis

Fragments d'un paradis puise son origine dans un projet qui a occupé l'esprit de Jean Giono du printemps à l'été 1944; un projet qu'il avait intitulé dans un premier temps Le Volcan vert - désignant ainsi l'île perdue au milieu de l'Atlantique sud qui porte le beau nom de Tristan da Cunha. - La Patagonie de Jean Giono?.. Voire..

Quand il le publiera en 1948, Giono donnera au récit le sous-titre de poème, et c'est bien ainsi qu'il l'avait conçu, dès l'origine, si l'on se réfère aux pages de son Journal datant du 17 février 1944 : «Brusquement ce matin je suis aux prises avec l'idée d'écrire un très grand [...] poème avec Fragments d'un paradis, grand voyage en mer, journal de bord, et épisodes, aventures particulières? Catalogue des richesses, amertumes. Une condition humaine mais avec des formules artistiques de la Renaissance. Je dis très mal tout ce que je sens d'admirable que ce sujet pourrait avoir. Pas Bernardin de Saint-Pierre, mais Lautréamont; Rimbaud, Cook, Dumont d'Urville; Edgar Poe, Faulkner, le Melville de Moby Dick; et l'incapacité de jouir. Impuissance des hommes. Vanité de tous leurs moyens de puissance, de toute leur volonté de puissance. Il faudrait que ce soit un grand poème.»

Autre singularité du texte : Giono ne l'écrit pas, mais il le dicte. Pourtant, l'immense projet initial ne donnera lieu, finalement, qu'à un fragment, précisément, qui s'achève sur cette phrase, qui en dit long : «Tous les hommes du navire s'empressent de se découvrir une âme.»

Car en définitive, c'est de cela qu'il s'agit : reconquérir une dimension de l'être que le monde moderne a impitoyablement détruite. - Une dimension prodigieuse.

Et voici que l'on songe d'abord, tandis que Giono fait intervenir peu après le début de son récit «ces oiseaux monstrueux assez confiants dans leur voilure pour l'ouvrir aussi largement dans cette force inhumaine», non pas tant à Jean Raspail qu'au Jacques Perret de L'oiseau rare, dont la Grande Goële de la Compassion vient  opportunément rappeler à Victorien Flan, le second du Messager de Pluton («un brave bateau, en dépit de ses travers et de ses infirmités») «non seulement l'existence de Dieu, mais de la licorne, car, la Grande Goële étant là, la licorne est quelque part, ça ne fait pas un pli, c'est clair comme deux et deux font quatre.» (notons que L'Oiseau rare a été publié en 1947)

Giono, Perret, Raspail, à défaut de filiation, il faudrait ici évoquer une manière de communauté d'esprit ou d'élan commun vers un même ailleurs déserté par les hommes, à la reconquête duquel il faut partir pour se donner de nouveau le sentiment de vivre - pour tenter de retrouver un sens à l'existence -, un ailleurs dont les Anges monstrueux de Giono, la Grande Goële de la Compassion de Perret et les improbables Lions de mer de Patagonie de Raspail, venus s'échouer sur une plage cachée du Ponant, constituent autant les signes que les messagers.

Alors, il faut partir et se couper du monde : «Personnellement je sais qu'il s'agit moins ici  d'une navigation que d'une vie nouvelle. Il faut que nous mettions toutes les chances de notre côté. Le gréement est celui d'un trois-mâts goélette avec humier fixe et volant. Je me suis aperçu, j'ai pu faire comprendre à ceux qui m'ont aidé et soutenu dans l'entreprise, que les dernières découvertes du siècle et les progrès de la science ne peuvent nous apporter aucun outil valable désormais. Le navire comporte toutefois une installation radio; nous ne nous en servirons pas. Notre rôle n'est pas de nous tenir en rapport avec le monde bouleversé. [...] Nous partons pour ne pas être changé en bêtes.» (Fragment d'un paradis). Dans Le Jeu du Roi, Antoine IV de Patagonie partira visiter son royaume non pas en avion, mais en bateau «et parmi les trois cargos qu'on m'offrait cet été, j'ai choisi le plus lent»; car «on ne peut se lever le matin citoyen du Ponant et se retrouver le soir roi de Patagonie visitant ses États. La métamorphose exige beaucoup plus de temps. Il faut s'y préparer lentement.» Quant à Victorien Flan (L'Oiseau rare), il a  quitté un somptueux paquebot - «caravansérail à mazout» - pour embarquer sur Le Messager de Pluton, «machine vétuste et théâtrale», dont les voiles se taillent encore parfois «de sensationnelles revanches», tandis que les gabiers brassent la toile «en crachant dans la cheminée du haut des hunes»...

Partir, donc, pour (s')inventer un autre monde, c'est-à-dire le trouver pour la première fois, le découvrir, dévoiler ce qu'on n'a pas su voir jusqu'ici - ou qu'on ne sait plus voir, ayant même oublié qu'on ne sait plus le voir...

«Je n'ai plus aucun intérêt à vivre dans les conditions de vie que le siècle nous donne. Crier à l'aide nous servirait tout au plus à retourner dans la désespérante situation de ceux qui vivent. Telle que j'ai organisé la route que nous faisons, nous avons devant nous l'inconnu; et le plus grand risque que nous puissions courir c'est la mort, autrement dit, nous ne courons aucun risque. [...] Il n'est pas possible que la vie soit seulement ce que nous avons vécu jusqu'à présent. Malgré notre siècle de science et les progrès que nous avons faits, il est incontestable que nous mourons d'ennui, de détresse, et de pauvreté. Je parle d'une pauvreté d'âme, et d'une pauvreté de spectacle.» (Fragments d'un paradis)

... Propos que ne saurait démentir Antoine IV, roi de Patagonie, le narrateur du Jeu du roi ou bien encore Ségolène, elle qui incite Jean-Marie a essayer le  «sublime exercice» du « non-retour».

Mais, plus profondément encore, c'est peut-être au niveau de la démarche même, du jeu serré entre le rêve et le réel, que se situe la parenté la plus intime - et la plus essentielle des différences - entre Jean Raspail et Jean Giono. 

Car rien ne serait plus faux que de concevoir la Patagonie de Jean Raspail comme l'émanation purement imaginaire d'un esprit en quête d'une réalité de substitution à la réalité dans laquelle il se donne le sentiment de ne pas pouvoir vivre. La Patagonie participe de la réalité. Elle n'est en aucune façon une création ex nihilo. Et c'est précisément ce sur quoi insiste le capitaine de La Demoiselle, dans fragments d'un paradis, lorsqu'il déclare:

«Ma femme doit être en ce moment-ci à Périgueux chez le gendre qu'elle préfère, en train de caresser les dernières roses de ses petits-enfants.» (Est-ce pur hasard ? - Étrange tout de même que Giono installe ici la femme du capitaine à Périgueux, là même où Antoine Tounens exerça sa profession d'avoué...) «C'est précisément à ces petit-enfants-là que, comme je le disais à M. Larréguy, je veux faire les plus beaux cadeaux que je pourrai. La plupart, s'ils deviennent des hommes de qualité, ne pourront plus vivre qu'en imagination. Il faut qu'il sachent que la réalité est plus fantastique que l'imagination. Qu'ils vivent dans un monde plus coloré qu'une carte à jouer et plus savoureux que cette sauce aux poissons de Quéréjéta. Je veux les délivrer du jardin potager, de la boule de verre, de la succursale d'épicerie, du guichet de chemin de fer, de tout ce qui conditionne leur jardin d'Armide. »

«Il faut qu'il sachent que la réalité est plus fantastique que l'imagination...» C'est très exactement à quoi Ségolène initie le narrateur, dans Le Jeu du roi, tandis qu'ils abordent ensemble à une île déserte du Ponant et qu'ils découvrent, outre un couple de lions de mer de Patagonie en train de se reposer là, que la géographie même de l'île est étonnamment similaire à celle de l'île Desolación... « - Incroyable! dis-je. - Pourquoi? incroyable [demanda Ségolène]. Jean-Marie, est-ce que tu manquerais de foi? Imagine que cette île avait un autre aspect avant notre arrivée. Les deux messagers ne s'y trouvaient pas par hasard. D'un coup de queue, ils ont changé le relief et dessiné les côtes. Ils ont une excellente mémoire. Regarde! Ici, c'est le cap Hamilton et là, la pointe Valentine. Pas d'erreur possible.» (Le Jeu du roi, p.194)

Mais cette nouvelle réalité, qui n'est nullement donnée mais à inventer, exige une maturité d'esprit qui ne se conquiert pas aisément. D'où les fortes réserves qu'exprime le roi Antoine, lorsque Jean-Marie lui fait part de son intention de se rendre en Patagonie. «Je le vis hésiter. Pas sur la réponse, je l'ai compris plus tard, mais sur le tour à lui donner. Partir n'est qu'une question d'argent. Voyager, c'est autre chose.»

De Jean Giono, il existe un texte admirable à ce propos, publié dans le recueil de chroniques La Chasse au bonheur (Gallimard, Paris, 1988), qui s'intitule précisément Le Voyage. «Le XIXe siècle a beaucoup voyagé. [...] On me répondra que le XXe siècle voyage plus encore. Non, il ne voyage pas, il se fait transporter, il se transporte, c'est tout autre chose, c'est presque le contraire. [...]» Puis, citant Alexandre Dumas - grand voyageur devant l'Éternel -, Giono poursuit : «Voyager, c'est vivre dans toute la plénitude du mot; c'est oublier le passé et l'avenir pour le présent; c'est respirer à pleine poitrine, jouir de tout, s'emparer de la création comme d'une chose qui est sienne, c'est chercher dans la terre des mine d'or...»

Pourtant, c'est probablement ici que divergent les chemins de Jean Raspail et de Jean Giono. Pour celui-ci, il s'agit principalement, en effet,  pour l'homme, de ré-enchanter le monde, de le «re-dé-couvrir» dans toutes ses diversités, ses couleurs, ses saveurs, sa sensuelle présence, sous la chape de plomb uniformément grise dont l'a recouvert le monde moderne, à l'initiative, sans doute, de ces armées d'«hommes en gris» qui, chez Raspail, poursuivent pour les engloutir les évadés de Septentrion... Mais précisément, chez Jean Raspail, si la dimension sensuelle est loin d'être absente, la quête de ses personnages oriente ceux-ci bien davantage vers une absence qu'ils conjurent par l'imagination, elle-même soutenue par la recherche des ultimes vestiges d'une présence évanouie loin, très loin dans le passé. La Patagonie, telle qu'elle apparaît au voyageur qui s'y rend ? Un «désert surnaturel» dont «les Indiens ont emporté l'âme»; un enfer labyrinthique, désolé, gorgé d'eau ruisselante, ponctué de masses montagneuses noires et blanches, battues par des vagues énormes, inabordables, inhabitables pour la plupart, et de glaciers hostiles à toute forme de vie, environnés de monstrueuses bourrasques de vents. Rien de commun avec l'île de Tristan da Cunha de fragments d'un paradis. Et si l'on voulait évoquer ici deux images dont la comparaison révèle mieux qu'un long discours toute l'ampleur de la différence entre Jean Giono et Jean Raspail, alors, il faudrait extraire de Fragments d'un paradis « l'aventure de Noël Guimard», et, du Jeu du roi, le récit par lettres interposées des «Voyages du roi» en Patagonie.

Là où cependant Jean Giono et Jean Raspail se rejoignent de nouveau, c'est dans la conception même du «Roi», comme expression et manifestation de l'homme dans la plénitude de son humanité, comme «gouverneur» de sa propre vie - et de sa propre mort...

«Ce qu'il nous faut : c'est gouverner; pas sur quelque chose, et même quand il n'y a plus ni droite ni gauche, ni zéro, ni degré, ni "comme ça", il y a la gouverne, il y a ce fait aussi important que les grandes étendues illimitées de la mer, et le déversement illimité de la pluie, qu'on agit, qu'on pénètre dans les choses, et qu'on conserve le sentiment de la liberté. [...] La nudité de la mer peut succéder pendant des jours à la nudité de la mer, on va vers quelque chose, et on fait l'action la plus importante de l'homme, même sans but ni raison on fait de la route. Rien ne peut faire trébucher le cœur, quand on fait de la route. Tout s'ouvre et on pénètre tout, on fait ce pourquoi il nous a été donné de naître, on gouverne vers quelque chose, et même si on ne gouverne vers rien, on gouverne!» (Fragments d'un paradis)

Mais le roi est seul, terriblement seul en son «Château de l'âme»; et bien que lui, il gouverne, contrairement aux autres hommes qui n'ont plus même à l'esprit de se revendiquer ses bons et loyaux sujets, il s'ennuie... Il est le Roi sans divertissement de Jean Giono; à qui Jean Raspail est venu proposer en somme son Jeu.

©Philippe Hemsen

 

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