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Doucement,
avec l'onction ecclésiastique, je reposai l'objet sur ma table de
travail. Table de travail, table de rêve. Non pas qu'il fût fragile, en pierre noire immortelle, mais depuis que mon père me l'avait transmis et que je vivais en sa compagnie, le respect qu'il m'inspirait allait sans cesse croissant. C'est sûr, si je n'y prenais garde, cela finirait un jour par une sorte de messe et c'est à genoux que j'invoquerais la pierre noire. Je n'en étais pas encore là. Mais la méditation où me plongeait l'objet prenait, au fil des années, une intensité quasi religieuse contre laquelle il devenait de plus en plus difficile de me défendre. Si bien que lorsque je commençais un nouveau livre, j'enfermais la pierre à clef au fond du plus lointain placard, ou dans le coffre de ma banque, pour ne pas être tenté d'aller l'interroger. Le dernier mot écrit, le manuscrit déposé chez mon éditeur, alors, seulement, je rendais à l'objet banni la liberté de profiter de la pause et de m'enfermer à son tour. Cette fois, au contraire, jusqu'au mot de la fin, il m'accompagnera... [...] Voici
l'objet revenu sur ma table de travail, après un séjour de quinze
mois dans les sous-sols d'une banque, le temps d'écrire Le
Camp. Une hache de pierre polie âgée de trois mille ans,
laquelle - j'en fais un credo - n'avait jamais quitté ma famille. Par
elle-même, cette hache n'offre rien d'exceptionnel, hormis son
ancienneté. Longue de trente centimètres, d'un diamètre moyen de
vingt-cinq centimètres, largement évasée aux deux extrémités
mais plus au tranchant qu'à la base, elle pèse exactement trois
kilos et deux cent vingt-sept grammes. Au premier tiers à partir de
sa base, elle présente un étranglement d'un diamètre de vingt
centimètres seulement comme une espèce de rainure, de gorge on de
cannelure circulaire. C'est par cette cannelure qu'on la fixait
solidement à son manche, à l'aide d'une corde ou d'une lanière de
cuir. L'usure de la
cannelure, profondément
striée, prouve que ses propriétaires
successifs avaient maintes et maintes fois changé le manche. Tout au
moins tant que la hache conserva son utilité d'objet, arme ou bien
outil, sans doute alternativement. Bref, un objet courant. Vous en
avez déjà vu, ne serait-ce que dans les livres d'histoires de votre
enfance ou sur les planches protohistoriques de votre encyclopédie.
Leur aspect vous est familier. Je n'assurerai pas que nos musées en
regorgent, mais à Saint-Germain, Albi, Tournus, au musée Attila de
Troyes, inconnu et tragiquement abandonné, et surtout au Trocadéro,
j'ai remarqué d'autres haches de taille et de facture si voisines
qu'on aurait pu imaginer qu'une fabrique trimillénaire, quelque part
dans l'est lointain, les polissait en série. Mais rien
d'extraordinaire, encore une fois, sinon l'équilibre parfait de
l'objet et l'admirable grain de la pierre noire, aussi doux au toucher
qu'une peau, sans la moindre rugosité. On sent que l'artisan qui la
tira du basalte et lui donna sa forme et sa destination n'avait ménagé
ni sa peine, ni son temps, ni sa science. On
comprend aussi, en appréciant sa finition, que c'était un objet
essentiel. Compte tenu de sa longévité, on peut affirmer qu'elle
conserva son emploi de hache pendant plus des quatre cinquième de son
existence et qu'après une période que j'appellerai « de réserve »,
où, selon le dénuement de l'époque et la pauvreté de son propriétaire
elle reprenait provisoirement du service, elle ne passa à l'état
de relique familiale que vers la fin du XVIIe siècle. Je n'en veux
pour preuve que l'acuité du tranchant, aiguisé comme un fil, sans la
moindre ébréchure, ce qui laisse à penser que les propriétaires successifs
de la hache l'entretinrent soigneusement
au long
des siècles, toujours
prête à servir. Si bien que la semaine dernière, l'ayant gréée
d'un vieux manche de
pioche, je débitais du bois mort dans le jardin. J'étais d'ailleurs
sorti de ce travail tout exalté, envahi par une sorte de jubilation
religieuse, exactement comme un premier communiant du temps des curés
à rabat. Le même geste, toujours le même geste, avec la même hache
et, dans les veines de ma main, le même sang... Si certains objets
peuvent nous communiquer leur chaleur et leur vie, comme ce fut le cas
pour moi ce jour-là, je crois qu'il s'agit aussi d'une sorte de mémoire
qu'ils exercent à notre profit si on sait les comprendre.
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